THEATRE DU PASSEUR
Théâtre de proximité
CRÉATION 2009
«L’art dramatique des bêtes féroces»
Chaque création de Sylvie Boutley est un remarquable exercice de délicatesse. En témoigne, cette année encore, le « Quartett » monté dans son petit théâtre de mots :
l’accueillante, discrète et préservée salle Roquille. Variation des « Liaisons dangereuses », ce texte difficile à la langue assassine de Heiner Müller (1929-1995) est délicieusement interprété par Sylvie Boutley en Merteuil lasse et Jacky Boiron en
Valmont désabusé.
Lorsque Heiner Müller orchestre les retrouvailles de Merteuil et Valmont, il écrit pour ce couple de libertins défraîchis une partition sans complaisance. « Nous ferions salle comble, n’est-ce pas Valmont, avec les statues de nos désirs en décomposition. Les rêves morts, classés par ordre alphabétique ou chronologiquement, libérés des hasards de la chair, préservés des terreurs du changement. Notre mémoire a besoin de béquilles : on ne se souvient même plus des diverses courbes des queues, sans parler des visages – une brume. »
Sa langue, pleine d’aplomb, explicite, franche, pourtant aussi subtile et spirituelle que la langue classique, relevée de saillies brillantes, donne à ce rendez-vous, cruel face-à-face érotique, un air de lutte rhétorique. À terme ? Le sacrifice de Valmont-Tourvel par la Merteuil-Volange. Valmont-Tourvel, car Quartett est un jeu de masques qui dépouille le désir de sa personnalité pour en dégager le squelette ou la structure. Chacun peut donc prendre un
visage autre. Il s’agit de percer la nature des rapports humains. « Chercher à savoir ce qu’il y
a dans la poupée ».
Sylvie Boutley, amatrice d’un théâtre de mots qui détourne, au théâtre, des oeuvres non dramatiques – par suspicion notamment pour la forme dialoguée qui « génère de la surdité » – est ici parfaitement à l’aise avec cette adaptation du roman de Laclos. Elle accompagne chacun des mots de Müller par une scénographie faite d’un décor en constant processus de
construction et de reconstruction. Les deux piédestaux élevés pour ces « statues des désirs en décomposition » sont retournés pour devenir confessionnaux. Un dernier tour et, orné de fleurs tressées, séchées, déjà mortes, voilà l’un d’eux devenu tombeau. Les costumes sont du même acabit : discrets, à peine marqués par l’esprit du XVIIIe pour la Merteuil, plus contemporain pour Valmont, à l’instar du décor, couleur gris béton, à mi-chemin du salon du XVIIIe et du bunker, détail de didascalie voulu par Müller.
L’apparente désillusion des deux comédiens, libertins dépouillés aux corps décadents, au charme décati, pour qui la chair est triste, est très justement incarnée par le jeu sans effets de Sylvie Boutley et Jacky Boiron. Leur présence, leur évidente complicité, parachèvent le travail et offrent un spectacle délicat. La violence du texte sourd de la froideur de la joute verbale, de la brillance des traits d’esprit lancés au coeur, sans même aucune passion : « Quel ennui que la bestialité de notre conversation. Chaque mot ouvre une blessure, chaque sourire dévoile une canine. Nous devrions faire jouer nos rôles par des tigres. Encore une morsure, encore un coup de griffe ? L’art dramatique des bêtes féroces ». Ou l’art féroce de ces deux bêtes dramatiques. Assurément.
Cédric Enjalbert /Les Trois Coups
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